Pensées d’une infirmière
Je suis assistante. Je suis garde-malade. Je suis aide-soignante.
Je suis nurse. Je suis ange gardien. Je suis professionnelle de la santé.
Je suis… infirmière. Je suis infirmière de première ligne contre la COVID-19.
L’unité COVID-19 : le mini-hôpital dans l’hôpital
Auparavant au service de la cardiologie et des AVC, on m’a fait délester mon poste pour aller prêter main-forte à mes consœurs et confrères à l’approche de l’ouverture de l’unité COVID-19. Non sans hésitation et avec peur même, j’ai accepté de travailler dans une unité contaminée par la COVID-19. On m’a formée, moulée, entrainée pour cela, puis la peur s’est envolée. Plusieurs procédures strictes existent pour maintenir le contaminé dans l’unité et pour éviter que le virus ne se propage dans le reste de l’hôpital. Ces mesures extrêmes servent à protéger la population, mais aussi le personnel de soins qui y travaille, comme moi. Je ne peux imaginer le nombre d’heures qui ont été mises pour faire en sorte de construire un mini-hôpital dans un hôpital. Monter une unité presque sur mesure pour accueillir cette clientèle aux besoins spéciaux a du relever de l’impossible en si peu de temps. Et pourtant, nous y voilà, nous y travaillons, nous y accueillons des patients atteints de la fameuse COVID-19.
Inquiétudes et solidarité
Ce virus atteindra beaucoup plus de monde qu’on ne le veut. Quelque temps avant l’ouverture de l’unité COVID-19, je sais que certains de mes collègues et ami(e)s infirmier(ère)s travaillant à l’urgence sont atteint(e)s de ce virus. Anxiété et peur m’envahissent, mais pas pour longtemps. Ma collègue et amie me dit qu’elle tousse un peu, qu’elle a un peu de fièvre. Elle est en bonne santé, elle s’entraine, elle est jeune, aucune raison de s’en faire plus que cela. Puis ça passe… rien de grave ne lui arrive, c’est un soulagement. D’autres ne seront pas aussi chanceux.
D’un autre côté, jamais auparavant on aura vu autant de solidarité et d’entraide envers les plus démunis. La fameuse vague de Ça va bien aller accompagnée de l’arc-en-ciel donne espoir, me donne espoir. C’est comme la lumière au bout du tunnel, ou dans ce cas-ci, l’arc-en-ciel au bout du tunnel. Un jour, on va se sortir de cette crise planétaire. L’humain a survécu à plusieurs pandémies par le passé, on survivra à celle-ci.
Douze heures sous un masque
Uniforme propre, jaquette de protection, masque N95, lunettes de protection ou visière, gants longs, cheveux attachés, aucun bijou, rien d’autre sur moi, je suis prête à entrer dans l’unité COVID-19. Je prends une grande respiration dans mon masque et rentre. Je travaille donc sur une unité spécialisée à pression négative. Une unité contaminée par le virus COVID-19. Une unité crainte de tous. Une unité où règne l’entraide. Une unité où les patients n’auront que le personnel soignant comme famille immédiate. Une unité où seuls les yeux sont visibles. Une unité où les patients risquent de mourir avec la solitude comme seule amie…
La plupart de mes consœurs et confrères travaillent douze heures de suite, comme moi-même. Douze heures dans la jaquette et le masque… C’est long! À chaque fois que le temps de pause arrive, c’est un soulagement d’enlever ce masque et cette jaquette et ces gants qui collent à la peau. Le masque me laisse des marques et rougeurs au visage. Tout est plus difficile dans cette unité. Tout est plus demandant qu’à l’ordinaire, nous avons chaud, nous avons des sueurs, nous avons peur que le masque se déplace, peur que les gants déchirent… peur de se contaminer. Parfois, c’est seulement le nez qui pique ou le sourcil, une couette de cheveux qui tombe au mauvais endroit et c’est impossible de toucher les endroits qui piquent ou de remettre cette couette à sa place. C’est un ajustement de tous les instants. M’occuper des patients, je connais ça. Mais la clientèle est anxieuse et les familles aussi, avec raison. Comment leur en vouloir? Impossible.
Plusieurs diront que j’ai choisi cette profession, alors que je devais m’y attendre… Je réponds que oui, j’ai choisi cette profession, mais que personne ne choisirait cette pandémie. Je n’ai pas choisi ce virus si virulent et potentiellement dangereux. Personne ne choisit en partant des conditions de travail pareilles. Et pourtant, ici en Outaouais, on s’en tire plutôt bien. Malgré le nombre grandissant chaque jour de personnes contaminées par le virus, l’Outaouais s’en sort très bien comparé à d’autres régions. Est-ce que parce que les gens respectent la distanciation sociale? Parce que les gens se lavent les mains? Parce que le confinement nous empêche d’aller de l’autre côté de la rivière? Ou plus simplement parce que les gens ont peur?
Un mauvais feeling
Interdiction à la famille de venir à l’hôpital, encore moins à l’unité COVID-19, car ce serait la contamination assurée. Je redoutais la mort d’un patient. Au cours de mes premiers quarts de travail, mes patients ne sont pas si malades que cela du COVID-19. Je reste rassurée et même positive : nous donnerons des congés bientôt, c’est même imminent. Mais cette journée-là, un de mes patients a désaturé. Il a commencé à respirer plus vite et à montrer des signes de détresse respiratoire. L’inhalothérapeute et moi concluons que l’optiflow est la prochaine étape. Mon patient ne veut pas être intubé ou avoir de gros masque (Bipap), ni que l’on fasse de grosses manœuvres pour le ramener si son cœur cesse de battre. Je sais que si l’optiflow ne l’aide pas, ça sera la fin pour lui. En fait, je le savais déjà depuis quelques jours.
Est-ce que c’est l’expérience? Le feeling? Une impression? C’est un sentiment basé sur ce que je vois. Je me disais, ce patient ne sortira pas d’ici vivant et j’espère que je ne serai pas l’infirmière qui s’en occupera au moment venu, au moment de sa mort. J’anticipais déjà ce moment inévitable. Pourtant… des patients qui sont morts, j’en ai eu. Que la mort soit prévue en soins palliatifs ou qu’elle soit soudaine avec un arrêt cardiaque imprévisible, ça ne changeait rien pour moi. Je savais ce que je devais faire en tant qu’infirmière. Les premières fois, c’est difficile à vivre, puis cela finit par faire partie quotidien au travail. Est-ce qu’on devient insensible? Pas vraiment, mais c’est plus facile à chaque fois. J’ai consolé des familles; j’ai arrangé des corps après les réanimations pour qu’ils soient plus présentables; j’ai pris dans mes bras des femmes et des hommes que j’ai à peine connus; j’ai fait cheminer plusieurs membres de famille dans la mort et aidé des patients à en parler avec leur propre famille. Parler de la mort ne m’a jamais dérangé ou mis mal à l’aise, elle fait partie de la vie.
Ainsi, mon patient a décidé d’enlever son optiflow. Il désature aussitôt autour d’un chiffre dangereux qui ne peut être maintenu longtemps. Je lui remets gentiment au nez et lui explique que s’il l’enlève, il va mourir. J’utilise ces mots pour qu’il comprenne ce que je veux dire. Il me fait signe de la tête qu’il a compris et qu’il veut tout de même cesser l’oxygène. Je comprends qu’il a fait un bout de chemin de non-retour. Je soupire profondément dans mon masque et lui prends la main. Je m’assure trois fois qu’il soit sûr de sa décision. Il est sûr de lui et il veut en finir maintenant.
Se dire adieu par téléphone
Je fais un deal avec lui : » Parlez avec votre famille, ensuite je vous donnerai des médicaments pour vous rendre confortable et que vous ne cherchiez pas votre air et ensuite on enlèvera l’optiflow, on enlèvera l’oxygène. » Il est d’accord. Ensuite, tout va vite… ou très lentement, trop lentement. Je fais ce que j’ai à faire comme infirmière et j’aurais voulu être un robot à ce moment-là, mais c’est impossible. J’appelle le médecin, elle me prescrit ce qu’il faut pour améliorer le confort de mon patient, s’il en ressent le besoin. Ensuite… le plus dur reste à faire. J’appelle sa conjointe au téléphone pour lui expliquer le choix de son mari et c’est beaucoup plus difficile que je ne le pensais. J’ai un nœud dans la gorge. J’ai les larmes aux yeux… À présent, elles coulent sur mon masque et embrouillent ma vue. Entendre des adieux au téléphone est la chose la plus dure que j’ai faite jusqu’à présent dans ma courte carrière d’infirmière, et cela ne sera jamais facile.
Elle dit qu’elle l’aime et que c’est correct de s’en aller, qu’ils se reverront de l’autre côté. Par la suite, j’explique ce que je ferai pour le confort de son mari. Je lui promets, avec la voix tremblante, qu’il ne souffrira pas du tout et qu’il ne sentira rien, qu’il va juste s’endormir paisiblement. C’est une promesse. Et puis, je dois refaire la même démarche avec son fils. J’explique à nouveau, en essayant de maîtriser ma voix, mais c’est difficile. Je suis l’infirmière, je suis censée être forte pour la famille et la soutenir. Pourtant, je l’ai fait par le passé, pourquoi est-ce si difficile aujourd’hui?
Le contexte? La solitude? Le téléphone? Toutes ces réponses?
Je ne sais pas…
Accompagner des personnes jusque dans la mort est un privilège
Il est mort quelque temps seulement après que j’aie cessé l’oxygène. Je lui ai tenu la main jusqu’à ce qu’il s’endorme. En espérant que ces derniers moments aient été les plus paisibles possible et aussi en espérant avoir tout fait pour le rendre confortable avant sa mort. Je m’en suis occupée jusqu’à sa sortie de notre unité. Le tout premier patient mort de la COVID-19 en Outaouais.
Puis, la semaine a passé et ça va mieux maintenant. Ce qui m’a pris du temps à accepter, c’est que les familles ne soient pas là dans ces moments si difficiles. Ils souffrent chez eux, loin de leur proche et de leur bien-aimé. C’est injuste. Si injuste. Et aussi, c’était un peu ridicule, mais je m’en voulais d’avoir été autant ébranlée. Tout le monde me disait, c’est correct de sentir ce que tu ressens, tu es humaine, etc., mais je m’en voulais quand-même. Je me suis trouvée faible, et je pensais que la mort d’un patient ne m’affecterait plus autant. Je ne désire pas avoir un cœur de pierre, mais je voulais que ma carapace soit un peu plus solide ou plus épaisse. Et elle l’est maintenant. Accepter tous ces aspects m’a pris du temps et c’est dans ces moments-là qu’on grandit.
Je suis fière de travailler comme infirmière, même si de nombreux obstacles persistent pour que la profession reçoive la reconnaissance qu’elle mérite. Le travail que nous faisons, personne d’autre que nous ne peut le faire. Plusieurs diront qu’ils ne pourraient jamais faire cela… Accompagner une personne dans la mort. Eh bien moi, je dis que c’est un privilège que d’être cette personne justement.
Texte rédigé par Valérie Forget-Cazas, infirmière au CISSS de l’Outaouais.